vendredi 27 mai 2016

A l'intérieur, émouvante chair


« Filmer des choses horribles, mais de façon belle et poétique. »
 Alexandre Bustillo
 scénariste et co-réalisateur




        Récemment, j’ai exhumé une vieille BO de ma petite collection. Une que j’avais adorée en son temps, celle composée par François-Eudes Chanfrault pour le film A l’intérieur. Et, en redécouvrant cette composition, je me suis pris une belle claque.
        Du coup, j’ai forcément eu  une grosse envie de revoir le film, dont le DVD prenait la poussière, depuis quelques années déjà, sur mon étagère. Dont acte, et, rebelote, je me suis repris une belle claque, comparable à celle que j’avais déjà reçue à l’époque de la sortie en salle de cette petite perle rouge et noire, première œuvre de deux jeunes réalisateurs, Alexandre Bustillo et Julien Maury.







Ah… Mad Movies… 

        Juin 2007… Je m’en souviens bien. Plus qu’alléché par les photos, le pitch (j’en ai toujours un dans ma potche !) (oh allez quoi…), et par les previews publiées dans Mad Movies, c’est le cœur plein d’espoir et d’excitation que je m’étais rendu dans mon multiplexe favori pour découvrir le premier « long » (abréviation classe de long-métrage) de Julien Maury (inconnu au bataillon, ayant alors réalisé un « court » , Pizza à l’œil, en 2004) et Alexandre Bustillo, journaliste chez Mad, justement.
Pour l’amateur de sensations fortes en salles obscures que je suis, c’était prometteur.
Déjà, parce que, aller voir un film d’horreur français, au cinéma, ça fait toujours un immense plaisir. A l’époque, il y en avait peu (et aujourd’hui, carrément plus du tout…), alors, ça fait toujours un petit quelque chose en plus : « Putain… Ca a été tourné chez nous quoi… A la maison. C’est faisable ! J’y arriverai peut-être un jour alors… ».
Et puis, le ressenti est différent face à un film se déroulant dans le pays dans lequel on vit, dont l’environnement nous est familier, et dont les personnages parlent notre langue, sans doublage. On s’identifie forcément davantage.
 Ensuite, l’œuvre était quand-même écrite et co-réalisée par Alexandre Bustillo,  un mec de Mad Movies. Du coup, c’était un peu comme aller voir un film fait par un copain.
Oui, c’est comme ça. Avec Mad Movies, Jean-Pierre Putters a créé le parfait compagnon du cinéphile déviant solitaire. Ce canard est fait par une bande de bonhommes qui aiment le cinéma à en crever. Des mecs dont la vie tourne autour des salles de cinéma et de leur collection de cassettes et de DVD. Eux, ils comprennent. Eux, ils savent. Ils ne me regarderaient pas comme une bête curieuse en me traitant de grand malade. Même si ça ne me déplaît pas forcément…
En plus, Mad (comme on le surnomme affectueusement) a un ton bien particulier. Ça parle très sérieusement de cinéma, j’ai même souvent eu besoin d’un dico pour comprendre le sens de certains termes utilisés, mais le magazine baigne dans un sens de l’humour décalé,  vraiment drôle (pour les amateurs), dont notre JPP, qui a pris maintenant une retraite bien méritée, était le Prince du calembour.
Alors oui, quand on lit Mad Movies, on a l’impression de boire un coup avec une bande de potes. On parle de notre cinéma préféré, et on se marre. Donc, aller voir un film écrit et co-réalisé par un des gars de la Mad Team, d’autant que j’étais souvent d’accord avec ses papiers, ça avait vraiment un sens particulier.

Julien Maury et Alexandre Bustillo

Souvenirs de projo...

De cette séance de juin 2007 à l’UGC Ciné Cité Bercy, je me souviens très bien d’un couple assis derrière moi. La salle, de taille moyenne, était plutôt bien remplie, aux trois quarts, et je percevais toutes les réactions de ces deux personnes. Ils devaient avoir dans les 18, 20 ans, à peu de choses près.
 Lui, comme beaucoup de gens face à ce genre de films, riait quand l’hémoglobine arrosait généreusement l’écran. Pas le rire du mec à qui on vient d’en raconter une bien bonne (celle de l’otarie goulue, par exemple), mais plutôt celui, reconnaissable entre tous, du gars quand même pas si à l’aise que ça dans ses baskets. Et elle, elle ne se donnait même pas la peine d’essayer de masquer son malaise. Dés le début des hostilités, elle se tortillait sur son fauteuil en commentant l’action à grands renforts de : « Oh Putain… », « AH NON !!!! », « Merde, c’est dégueulasse… »,  « Ah, il faut qu’ça s’arrête… », « Mais c’est quand qu’ça s’arrête ?!?! », le tout entre deux bons gros CRONCH CRONCH de pop-corn.
D’un côté, le bruit qu’ils faisaient était bien sûr dérangeant (moi qui chéris plus que tout une belle salle bien silencieuse…), mais en même temps, je dois bien avouer que j’étais doublement ravi. D’abord parce que le spectacle qui s’étalait devant mes yeux était  à la hauteur de mes plus fébriles attentes (et croyez moi, fébriles, elles l’étaient !), ensuite parce que ce couple peu discret me prouvait à chaque instant que ce  genre de films fonctionnait encore à 200% !
Oui, un film d’horreur bien foutu, bien prenant, ça pouvait encore donner le frisson, aux dingues de ce genre de cinéma, comme aux spectateurs lambda. Oui, un film d’horreur, ça pouvait encore être une expérience prodigieusement viscérale. 
Et quand, de temps en temps, un film débarque, comme ça, et vous le rappelle, et ben ça fait quand même fichtrement du bien !

Les ciseaux, étonnante arme de prédilection de la Femme


A l’époque, comme beaucoup de fans de cinéma d’horreur, et comme une grande majorité des lecteurs de Mad j’imagine, j’avais donc adoré A l’intérieur, et embrassait les pieds de Bustillo et Maury, les nouveaux messies du genre, qui allaient, à l’avenir, nous offrir de sacrés bons films (ce qu’ils firent d’ailleurs) !
 Leur première œuvre m’était apparue superbement réussie. Avec une grande élégance dans leur mise en scène, de beaux mouvements de caméras, une photo léchée, une musique marquante, les réalisateurs avaient pris le parti de nous raconter avant tout une vraie histoire, autour de personnages forts, joliment et subtilement croqués, dont les souffrances les poussaient aux actes les plus déchirants (littéralement, hum…).


 Et en le revoyant maintenant, presque dix ans plus tard, force est de le constater, mes souvenirs étaient plutôt bons…
En effet, ce qui fait, aujourd’hui encore, la grande force du film, c’est avant tout l’histoire qu’il raconte, et la caractérisation de ses personnages. Deux âmes errantes, ayant perdu tout espoir en la vie, qui vont se rencontrer et se combattre, le salut de chacune résidant en l’autre. 
A L’intérieur, c’est l’histoire de Sarah (Alysson Paradis, exceptionnelle de justesse et d’intensité pour un premier rôle au cinéma particulièrement exigeant). Jeune femme enceinte dont l’existence semble s’être arrêtée lors d’un accident de voiture ayant coûté la vie à son compagnon, Mathieu. 
Quatre mois plus tard, nous sommes à la veille de Noël, et de l’accouchement de Sarah, qui n’a de cesse de s’enfoncer dans la solitude et la mélancolie. Elle repousse ainsi sa propre mère (Nathalie Roussel, la charmante maman de Marcel Pagnol dans La gloire de mon père et Le château de ma mère), et demande plutôt à son patron de venir la chercher au matin pour l’emmener à l’hôpital, exploitant manifestement le béguin qu’il a pour elle.
 Mais dans la nuit, alors qu’elle dort seule dans son petit pavillon d’une banlieue anonyme, une femme (Béatrice Dalle, née pour le personnage !) va s’introduire chez elle, et tenter littéralement de lui arracher son enfant.

Du coeur avant tout

Nous ne sommes donc pas ici dans une situation traditionnelle de l’horreur de ces dernières années. Pas de bandes d’ados qui ne pensent qu’à picoler, faire la fête et s’envoyer en l’air. Pas de tueur mystérieux se cachant derrière un masque et jouant au chat et à la souris avec ses victimes… On aime bien hein, mais là, rien de tout ça. Rien de cliché, rien de convenu. Rien de confortable.

 La première scène du film nous plonge d’emblée dans une horreur toute différente. Une horreur hélas très réelle, très concrète, celle d’un banal accident de voiture. Froid, cruel, monstrueux. Sarah, au volant, en sang, ouvre les yeux. Elle est la seule survivante.

L’horreur réelle d’un accident de voitures

Après un joli générique, tout en épanchements sanguins et lettres dégoulinantes, on la retrouve quatre mois plus tard. Personnage paradoxal, Sarah est comme morte à l’intérieur, elle qui, pourtant, est à la veille de donner la vie.
 Quasiment vide de toute émotion, elle ne réagît que par l’agacement à la présence d’une mère que l’on devine auparavant très absente (Sarah ne la désigne que par son prénom, et ne l’appellera maman que dans la plus profonde détresse), mais qui tente de se rapprocher de sa fille et de la soutenir vaille que vaille dans une situation effroyable. Pareillement, elle ne voit son patron « soupirant » que parce qu’il peut lui rendre service.
 Sarah fait des cauchemars, où elle se voit littéralement cracher son enfant par la bouche dans un geyser de sang. Elle ne supporte pas ce bébé qui est en elle, pas encore né, mais déjà vestige d’une vie passée, irrémédiablement détruite.
 Finalement, la seule émotion qu’elle exprime vraiment est la tristesse, noire et profonde. Et, le temps d’une scène absolument fabuleuse de délicatesse et de finesse, Maury/Bustillo vont d’ailleurs nous ouvrir le cœur de ce personnage qui souffre au-delà de l’imaginable.

 Face à un mur de photos la représentant à divers stades de sa relation avec Mathieu, Sarah se laisse aller à la rêverie, et imagine, l’espace d’un court instant, son homme qui la retrouve, et la sert dans ses bras, en la couvrant de caresses et de baisers.
 La scène aurait pu être d’une banalité confondante, un cliché gros comme une maison. Ca aurait pu être une série de flashbacks les montrant « à l’époque du bonheur », comme Bustillo/Maury en plaisantent dans leur commentaire audio du DVD. Mais non.
 C’est d’abord la musique sublime de François-Eudes Chanfrault, qui nous offre ici l’une des rares mélodies d’une composition essentiellement tournée vers un sound design glauque et nerveux.
 Un tandem de violon et piano, qui accompagne un gros plan de face de Sarah. Elle est seule, contemple les photos, et ne peut s’empêcher de repenser à sa vie d’avant.



 
 Le morceau "Memories I & II"


 Suit un léger travelling avant sur son dos, quelqu’un semble s’approcher d’elle… Arrive alors Mathieu.
 Ce sont d’abord ses mains qui pénètrent lentement dans le cadre, et enserrent délicatement le ventre rond de Sarah. Puis son visage. Penché en avant, au-dessus de son épaule, il embrasse son amoureuse dans le cou.
 L’expression de plaisir simple de cette dernière, la tendresse des caresses échangées… Hélas brutalement interrompues par un violent retour à la réalité. Une brève image de l’accident. La tête de Mathieu qui heurte le pare-brise.
 Mathieu ne reviendra pas. Mathieu est mort. Et quelque part, Sarah est morte avec lui.
 En une courte poignée de plans d’une désarmante simplicité, la douleur abominable de la condition de Sarah prend corps. Le spectateur ne peut que ressentir le vide insupportable qui est en elle. Moment de grâce. Infinie délicatesse de la mise en scène et du scénario.
 Puis, arrive la Femme.

Sarah rêve d’un impossible retour

Monstrueusement humaine 


Elle est d’abord une silhouette dans l’œilleton d’une porte. Puis une voix étouffée, qui appelle Sarah par son prénom, et sait à quel point elle est seule, tel un être surnaturel qui aurait observé sa vie depuis le début, et en connaîtrait chaque intime détail : « Elle connaît toute mon histoire ! », dira Sarah à la police.
 Enfin, elle est de nouveau une silhouette, mais derrière une fenêtre. Ombre parmi les ombres. Forme noire, vêtue d’une robe noire, sur fond de nuit noire… La Mort elle-même vient frapper à la porte de Sarah.
 On ne verra, finalement, le visage de la Femme qu’à la faveur d’une petite flamme, lorsqu’elle s’allumera une cigarette. Un geste étonnamment trivial pour un personnage dont l’introduction flirte à ce point avec le fantastique.
 En fait, c’est tout au long du film que ce personnage sera traité « entre – deux », tantôt créature monstrueuse, froide et déterminée, agissant à l’instinct, tantôt être humain en souffrance, étonnamment émouvant, pouvant céder à la colère, ou pleurer à chaudes larmes lorsqu’elle a mal.

Créature fantastique capable de s’introduire dans une maison à l’insu de tous, même de la police, attendant simplement, prédateur patient, le moment où sa proie va suffisamment baisser sa garde.
Tel ce plan où, assise sur son canapé, Sarah ne la voit ni ne l’entend s’approcher, derrière elle. Elle ne sent pas cette présence qui émerge de l’ombre de manière quasi surnaturelle, comme en lévitation (Béatrice Dalle était alors juchée sur un chariot traveling manœuvré par un technicien). Elle émerge, s’approche, presque à toucher Sarah, puis s’en retourne dans les ténèbres, sans un  bruit. Le plan est si doux, si subtil, que certains spectateurs ne se rendent tout simplement pas compte de la présence de la Femme dans le cadre. Dans le genre « apparition fantomatique », une belle réussite !
Monstre aussi lorsque, mue par une inébranlable volonté, elle aligne les victimes sans sourciller, ne semblant pas le moins du monde atteinte par la portée de ses actes. Tuer ne lui procure pas de plaisir, mais ne la dégoûte pas non plus. Si elle doit en passer par là pour atteindre son objectif, alors, ainsi soit-il. Tout au plus semble-t-elle manifester une légère curiosité au moment où une de ses victimes passe de vie à trépas...
 Et quand, lors d’un final éprouvant, elle voit la moitié de son visage brûlée au troisième degré, non seulement cela ne l’arrêtera pas, mais en plus, ses brûlures renforceront encore son aspect monstrueux.

La Femme se révèle

Un monstre donc, mais aussi un être humain.
Ainsi, une jolie scène la voit pénétrer dans la future chambre du bébé, chez Sarah. Elle en observe les jouets, les vêtements… Elle ouvre un paquet, en regarde le contenu, le renifle, puis le rejette violemment. Des gestes qui témoignent d’un réel malaise, d’une souffrance.
 Quand sa victime parvient à s’enfermer in extremis dans la salle de bains, manquant de forces pour en défoncer la porte, elle passera ses nerfs à coups de pieds et de poings contre les murs, en hurlant sa rage ! On est loin du mutisme impassible d’un Michael Myers, le célèbre croque-mitaine de la série des Halloween.
 Et lorsque débarqueront à l’improviste le patron de Sarah et sa mère, elle laissera la situation s’envenimer, jusqu’à en perdre le contrôle. Incapable de réagir autrement, c’est dans le sang qu’elle règlera le problème.
  La Femme est un être humain, faillible, qui ne semble pas avoir réellement pensé ou planifié ses actes. Elle improvise sur place, avec les moyens du bord. Une paire de ciseaux, un pistolet… Motivée par une souffrance intolérable qu’elle tente à tous prix de faire taire. Souffrance qui ne nous sera révélée que dans les derniers instants du film.
 Sans faire office de twist, cette révélation éclaire sous un jour nouveau ce personnage mystérieux, et lui confère une dimension tragique inattendue, permettant une conclusion non seulement graphiquement très éprouvante (probablement le sommet du gore en nos vertes contrées), mais aussi emplie d’une émotion bouleversante.

Du gore émouvant


Attention, ce "chapitre" révèle la fin du film


        En effet, après avoir traversé un  grand nombre (!!!) d’épreuves, Sarah se retrouve en bien fâcheuse posture,  obligée d’accoucher dans son escalier, alors qu’elle souffre déjà de multiples lacérations, et qu’elle vient de recevoir de nombreux coups dans le ventre (oui, c’est à ce point là…). Et la seule personne encore présente qui puisse lui porter assistance, n’est autre que la Femme.
 Contre toute attente, cette dernière tentera d’abord de soulager Sarah, et de l’aider à accoucher par voie naturelle. Mais lorsque Sarah elle-même abdiquera, le bébé étant coincé (ce qui est bien compréhensible étant donné ce qu’elle vient d’endurer), c’est en dernier recours que la Femme accomplira le dessein dans lequel elle était venue.
 Saisissant l’énorme paire de ciseaux qui est devenue son arme de prédilection, elle procède à une césarienne, sauvage de par la situation (Sans anesthésie !!! Dans les escaliers !!! Avec des ciseaux !!!) mais dépourvue de violence ou de brutalité dans son attitude. Non, il ne s’agît pas là de tuer, d’abattre son adversaire, si combatif depuis de nombreuses heures, mais bel et bien, au contraire, de donner la vie, coûte que coûte. Il s’agît de mettre au monde un enfant, et de le sauver.
 Ici éclate tout le talent de scénaristes et de metteurs en scène de Maury/Bustillo. Malgré les litres de sang versés dans une scène d’une violence atroce, difficilement supportable, c’est l’émotion qui prime. Ces deux femmes, qui n’ont de cesse de se battre alors qu’elles ont tant en commun, unissent finalement leurs efforts, pour atteindre leur but.
Pourquoi le gore, habituellement utilisé pour son effet répulsif ou effrayant, ou, à l’inverse, pour créer un impact comique, fonctionne-t-il ici différemment ?

Sarah vient de faire connaissance avec la Femme

Parce qu’il est, petit à petit, depuis le début du film, devenu une sorte d’élément narratif à part entière. Une métaphore illustrant la profondeur des évènements décrits, l’intensité des enjeux pour les deux protagonistes.
 Il est à la fois concret (les gens saignent, les gens meurent) et symbolique. Ici, le gore est avant tout émotionnel, et renforce les sentiments des personnages. Sarah et la Femme souffrent tellement, avant même de commencer à se battre, que lorsqu’elles s’infligent physiquement leurs blessures, le sang ne peut que couler abondamment. Le corps de Sarah hurle ainsi toute la douleur qu’elle n’arrive plus à contenir, par les flots de sang qu’il laisse se déverser. Elle tentait désespérément de cacher sa détresse, mais son corps, lui, ne peut mentir.
 Pour que ce soit si fort émotionnellement, si intense, il fallait que ce soit aussi violent. Il fallait que ce soit viscéral. Si Maury/Bustillo n’avaient pas été à ce point jusqu’auboutistes, ils auraient sans doute fait un bon film, mais certainement pas aussi marquant. Ils n’auraient pas rendu leur œuvre aussi touchante, aussi bouleversante, et, finalement, aussi forte.
 La violence de A l’intérieur est ainsi tout sauf gratuite, ce dont on l’a pourtant énormément taxé à sa sortie.
 A l’intérieur. A l’intérieur de la maison. Le bébé, à l’intérieur de Sarah. Mais aussi, surtout, la douleur organique, profonde, à l’intérieur de ces deux femmes qui ne parviennent plus à vivre.

Après une telle scène, ne reste plus aux réalisateurs qu’à nous achever. Ce sera chose faite en l’espace de deux plans, aussi sobres que puissants.
  D’abord un travelling latéral sur Sarah, petite chose détruite, dans un état abominable, baignant dans une mare de sang impressionnante, mais ayant enfin cessé de lutter.  Le plan est là encore d’une violence phénoménale, mais l’histoire qui vient de nous être racontée, ce que l’on sait du personnage, le chargent d’une émotion telle qu’il en devient, avant tout,  poignant.
 Puis un autre travelling, arrière celui-ci.
 La Femme, blessée, épuisée, est assise dans un fauteuil, et berce délicatement l’enfant qu’elle tient dans ses bras. Elle le tient enfin. Il est là, avec elle, cet enfant désiré au-delà de toute rationalité. Pour lequel elle aura commis tant d’atrocités. Pour lequel elle se sera tant battue. Elle mourra peut-être des suites de ses blessures, mais pour le moment, pour ce moment qui n’appartient qu’à elle et au bébé, elle le tient dans ses bras. Enfin apaisée...
 Le film prend fin sur cette image saisissante d’une femme berçant son enfant, cernée par des ténèbres dont elle ne reviendra probablement pas.

La Femme, enfin en paix


La réalisation de Maury/Bustillo est très simple, très sobre. Rien d’alambiqué, pas de rotations de la caméra en tous sens ou de plans de travers pour faire « mode » (donc « ringard » en fait…). Au contraire, avant tout au service de l’histoire et des personnages, et non de l’esbroufe, les cadrages sont soignés, et les mouvements d’appareil épurés, apportant leur efficacité, tout en ayant l’élégance de leur simplicité.
 Ajoutons à cela une belle et intelligente idée : régulièrement, il nous est donné de voir les réactions du bébé, dans le ventre de Sarah. Des plans brefs, mais diablement forts, puisqu’ils permettent de recentrer systématiquement l’action autour de son véritable enjeu, de personnifier cet enfant à venir, et ainsi de l’extirper de sa condition abstraite d’être vivant, mais encore « non-né ».
Mentionnons le superbe travail de photographie de Laurent Barès , ne cherchant pas systématiquement une quelconque forme de réalisme, lui préférant la création de tableaux d’inspiration expressionniste et fantastique, à l’impact certain, dont ce plan final, la Femme drapée d’obscurité, est l’un des plus beaux exemples.
 Et cette musique, dont les notes nous déchirent  le cœur, longtemps encore après la fin du film. A peine trois petites mélodies, étonnantes de sobriété, mais extrêmement évocatrices, d’autant qu’elles sont utilisées avec parcimonie, de manière très judicieuse. 

Une victime collatérale

La perfection n'étant pas de ce monde

Bon, bien sûr, si tant d’emphase trahit mon amour démesuré (pour le film, comme pour le genre auquel il appartient), je me dois aussi de faire preuve d’honnêteté, et de reconnaître les quelques défauts du film. Car il y en a, forcément.
 A commencer par ce qui y est probablement le plus gênant, le (léger) trop plein de péripéties que doit traverser Sarah.
Si elles sont absolument toutes crédibles, de l’arrivée à l’improviste de sa mère au passage d’une patrouille de police attendue, il paraît peu probable, passé un certain stade, que Sarah parvienne encore à se relever.
Ainsi, après s’être tailladée les mains avec des morceaux de miroirs, après avoir reçu des coups de ciseaux, une série de coups de pied, et un grille-pain (!!!) en plein visage, non-seulement elle parvient encore à se relever, mais elle a aussi la présence d’esprit, le courage, et la force, de pratiquer sur elle-même une trachéotomie (normal, tout va bien…), afin d’expulser le sang qui l’empêche de respirer. Un bout de scotch sur la plaie, et hop, la voilà repartie comme en 40, en mode « Ouh putain j’vais m’la faire !!! »,  se bricolant même une lance à base d’un couteau de cuisine et d’un tuyau d’aspirateur (excellente idée : toutes les armes du film sont domestiques, à l’exception de celles des flics).
 J’entends bien toute la valeur symbolique de la scène, qui voit ce personnage « mort » décider, finalement, non seulement de survivre, mais aussi, surtout, de se battre. La trachéotomie lui permet de nouveau de respirer, de reprendre de l’oxygène, symbole de cette vie qui l’avait fuie, et qui se saisit à nouveau d’elle.
 C’est beau. C'est puissant. C'est cohérent. Simplement, il paraît peu probable qu’un être humain, particulièrement dans sa condition, ayant subi tant de douleur, physique comme psychologique, puisse encore trouver la force de se relever et d’endurer pareil calvaire.

 Par ailleurs, le plan « iconique » (typique du genre), où, lance improvisée à la main, elle nous jette un regard-caméra, affichant son intention d’en découdre, est hélas un poil trop théâtral par rapport au reste d’un film à ce point tourné vers le réalisme qu’il ne nécessitait pas une telle image.

Sarah décide finalement de se battre


Mais on sent bien qu’il s’agît là d’un bon gros plaisir coupable. La seule petite concession de fanboys de nos deux jeunes réalisateurs finalement.
Ce qui est très étonnant pour un premier film, car habituellement, les passionnés d’horreur qui passent à la réalisation n’ont de cesse de truffer leur film de références aux œuvres et auteurs qu’ils portent aux nues, transformant leur petite pelloche faite avec amour en hommage ambulant, et oubliant souvent en route leurs personnages et leur histoire… (c'est le problème avec les fans de films d'horreur, ils n'aiment pas ça, ils ADORENT ça !) 
Ce n’est ici, heureusement, pas le cas, même si on sent bien certaines influences (celle du Argento de la belle époque notamment), et étant donné la qualité et la tenue de l’ensemble, on pourra bien pardonner à Bustillo/Maury cet excès d’enthousiasme compréhensible.

 Au chapitre des bémols également, cette petite scène au tout début du film. Alors que Sarah attend dans un couloir d’hôpital, l’air morose à côté d’un sapin de Noël maigrichon, une infirmière vient s’asseoir près d’elle et commence à lui raconter ses propres souvenirs de grossesse, avec force détails et commentaires. Le personnage se comporte, dans ses gestes comme dans sa voix, de manière inquiétante, bien que calme et posée. Si la scène est effectivement étrange et décalée, ce qui était le but avoué des réalisateurs, elle est aussi trop maladroite pour fonctionner vraiment. Le jeu un peu forcé des infirmières y est sans doute pour quelque chose, mais, surtout, on sent un peu trop la chorégraphie qui se joue derrière la caméra à ce moment là, avec entrée et sortie de champs des personnages. Un très léger bémol, la scène étant trop courte pour ennuyer, et demeurant amusante malgré tout.
 Enfin, le contexte social du film, s’il est bien évoqué à quelques reprises, ne sert finalement que de toile de fonds, sans réelle pertinence.
 En effet, des propos de la mère de Sarah à ceux de son patron, en passant par les journaux télévisés, on comprend bien que nous sommes dans une période de forts troubles sociaux, avec émeutes dans les banlieues, voitures brûlées, etc. Si ces évènements collaient au contexte de l’époque (le tournage a eu lieu moins d’un an après les émeutes de novembre 2005, qui avaient alors fortement marquées les esprits), et renforçaient le réalisme du film, ils n’ont hélas aucune réelle conséquence sur l’histoire qui nous est contée, et paraissent donc plutôt anecdotiques. Mais il ne s’agît, encore une fois, que d’un détail ne nuisant nullement à l’œuvre dans son ensemble.
 Bref, pas de quoi déranger lors du visionnage du film, ni atténuer son exceptionnelle force d’évocation.

La Femme passe à l’acte

Un coeur qui bat

A l’intérieur est donc le fruit d’une réelle convergence de talents et de passions, aboutissant in fine, à l’un des films d’horreur les plus radicaux de ces dernières années. Un des plus gores, mais aussi, sans aucun doute, l’un des plus beaux.
 Car toute cette hémoglobine nous vient d’un cœur qui bat. Il bat, plein de l’amour et des sentiments des personnages. Il bat, débordant de la passion des auteurs pour leur histoire, comme pour leur art, le cinéma. Un cinéma capable, parce qu'il ose aller loin, de nous faire vivre des histoires profondes, chargées en émotions, ici véritables moteurs de l’intrigue, véritables motivations de personnages que l’on ne peut qu’irrémédiablement aimer, à force de les voir se battre, et se relever, pour affronter leurs peurs, et les monstres auxquels ils ont donné naissance.
 Avec A l’intérieur, Alexandre Bustillo et Julien Maury nous ont offert, tout simplement, et en toute modestie, avec l’ambition de faire juste « un bon film », un immense monument du genre. Un film qui, par sa rigueur scénaristique et filmique, malgré ses défauts  d’œuvre première (et même « grâce à  ses défauts », ceux-ci apportant souvent un joli supplément d’âme…), porte si bien son histoire, qu’il ne peut que toucher en plein cœur ses spectateurs.
Pour un premier long-métrage, franchement… Chapeau bas messieurs.




 Ce jour de juin 2007, je suis rentré chez moi secoué. Retourné. Ému. Avec l’envie de revoir le film rapidement, ce qui fut chose faite une semaine plus tard, à l’UGC Orient Express (Ah, l’Orient-Express, une salle pourrie qui récupérait toutes les bisseries qui sortaient, et avait comme un petit arrière goût de salle de quartier de la belle époque, pour moi qui ne les ai hélas pas connues…). Et avec l’envie, bien sûr, d’en acquérir au plus vite le DVD, afin de pouvoir le voir, le revoir, le revivre, encore, et encore…

Alors, messieurs Bustillo, Maury, Barès, Chanfrault, Molon (pour ses superbes et très efficaces maquillages), Baxter (pour son montage) (tiens, le monteur attitré de Aja/Levasseur aussi…) merci à vous ! Et merci à toutes vos équipes !
Merci à vous tous. Vous nous avez offert un film d’horreur comme on les aime : éprouvant, effrayant, étonnant, mais surtout, émouvant.

Jipi

Cet article est dédié à la mémoire de Monsieur François-Eudes Chanfrault, qui nous a hélas quittés beaucoup trop tôt. Sa musique nous accompagnera, et nous inspirera, longtemps.

A l'intérieur, France, 2007
Réalisation : Julien Maury et Alexandre Bustillo
Scénario : Alexandre Bustillo
Interprétation : Alysson Paradis, Béatrice Dalle, Nathalie Roussel, François-Régis Marchasson
   




 Interview de Julien Maury et Alexandre Bustillo
Festival de Gerardmer 2014


Le morceau "Artic Love"


Crédits photographiques : Maxppp pour lejdd.fr, notrecinema.com, mad-movies.com, et quelques captures d’écran personnelles réalisées à partir du DVD édité par Pathé

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