jeudi 30 mars 2017

CANICULE - La France aussi a ses rednecks !

Vous savez ? Ces habitants de l'Amérique profonde, bêtes, racistes, qui sentent la transpiration et la crasse incrustée...
Ces "oubliés" qui manient si bien le banjo chez John Boorman, la tronçonneuse chez Tobe Hooper , ou le flingue et le fusil à pompe chez Rob Zombie.
Le redneck, un produit typiquement américain donc, que l'on trouve généralement dans son Texas natal, le cul posé sur un rondin ou une vieille carcasse rouillée de machine agricole, nageant dans une salopette trop grande, essuyant la sueur accumulée sous sa casquette tâchée de graisse tout en reluquant sans vergogne aucune le rebondis postérieur de sa petite cousine, ou la lourde poitrine d'une frangine qui étend du linge (car le redneck est consanguin aussi...).
Le redneck est aux États-Unis ce que le béret/baguette est à la France. Une A.O.C., un produit d'origine (in)contrôlée. Maintes fois imité, jamais égalé, à la saveur unique.
Et en 1984, justement, un réalisateur français, et non des moindres, tente lui aussi de s'approprier cette figure, et le crie haut et fort : "La France aussi a ses rednecks !". Et ils sont dans la Beauce, eux aussi isolés, et écrasés par une chaleur infernale alors qu'ils cultivent  des céréales à perte de vue.






Et comment faire leur connaissance ?
Comment nous en dresser le portrait le plus fidèle possible, forcément effarant ?
D'une manière surprenante, bien que somme toute logique. En balançant au milieu de ce microcosme un personnage qui y est complètement étranger. Dans tous les sens du terme, puisqu'il s'agît d'un Américain. Un pur spécimen  du classicisme le plus traditionnel du polar américain des années 50.

Voici donc Lee Marvin, et son légendaire faciès taillé à la serpe, jouant Jimmy Cobb, un noble gangster à l'ancienne, de ceux qui ont un vrai code d'honneur et ne savent que s'y tenir. Quelque part entre le Harvey Keitel de Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992) (un œillet rouge à la boutonnière en plus), et le Robert De Niro de Heat (Michael Mann, 1995), pour ne citer que des références récentes (parce que oui, bon, je connais mal mes classiques...).
Notre homme monte le casse d'un fourgon blindé, mais, trahi par un de ses sbires,  se voit contraint de prendre la fuite avec le magot, après une violente fusillade en pleine rue.

Un entrée en matière bien surprenante d'ailleurs, avec ce fourgon braqué au bazooka (rien que ça !), et ces flics qui ouvrent le feu de tous côtés sans la moindre sommation. Le tout à l'heure de la sortie des classes ! Les policiers auront beau se jeter à terre pour protéger les enfants, trop tard, un gosse mourra d'une balle en plein cœur, face caméra ! Juste ahurissant !
Ça a le mérite de donner le ton. Encore que...
Traqué par nos bons gendarmes nationaux, Cobb finit par enterrer son butin au beau milieu d'un champ de blé, avant de trouver refuge dans l'étable de la ferme voisine.

Jimmy Cobb (Lee Marvin) fuit à travers champs

 Et c'est là que les choses vont considérablement se gâter, car Boisset et ses scénaristes vont s'appliquer à nous brosser un portrait dantesque des agriculteurs qui habitent là, épaulés par la fine fleur des comédiens français de l'époque.

Ainsi  nous découvrons Horace (Victor Lanoux en roue libre !), caricature de fermier carburant au gros rouge nuit et jour, collectionneur de petites culottes, qui n'hésite pas à se déguiser en épouvantail pour reluquer quelques campeuses peu farouches.
 Son frère, Socrate (Jean Carmet, et son éternel visage de gentil ahuri), garagiste de son état, mais surpris de voir des voitures s'arrêter chez lui, parce qu'il n'y a pas de route. Un homme qui apprécie de porter d'atroces chaussures jaunes trop petites, car : "...selon les Anglais,  qui ont inventé le stratagème, un homme qui porte des chaussures trop petites ne pense pas à ses autres soucis."
 Ségolène, la sœur (ébouriffante autant qu’ébouriffée Bernadette Laffont), souillon de chez souillon, boiteuse, et nymphomane insatiable, poursuivant de ses poisseuses faveurs le seul employé noir de la ferme ( Doudou Cadillac ! Car il en conduit une rose comme un flamant !), tout en déplorant sincèrement que ses frères ne veuillent l'honorer.
Et enfin Jessica (Miou-Miou, dans cet étonnant mélange de fragilité et de force dont elle a le secret), tendre épouse d'Horace, dont elle subit, silencieuse et résignée, les assauts de la dégoulinante libido jusque sur la table à peine débarrassée du déjeuner.
 
Jessica (Miou-Miou) et Jimmy Cobb (Lee Marvin) font connaissance...

Traîne également dans les parages une pauvre petite grand-mère, employée comme bonne à tout faire, trimballant partout une vieille boîte à biscuits rouillée pleine des souvenirs photographiques de sa vie passée, et qui jure sans arrêt qu'elle se "bousillera" plutôt que de finir ses jours "chez les ptits vieux", ce dont la menace quotidiennement ce bon Horace.
Pour finir, le jeune Chim, 11 ans (David Brennent, très connu pour son rôle dans Le tambour, de Volker Schlöndorff, et alors âgé de 17 ans), fils de Jessica, né d'une première union.
Un gamin au caractère bien trempé, en guerre perpétuelle contre les adultes (et surtout contre son beau-père), adressant de fiers majeurs tendus aux hélicoptères de la gendarmerie, et se faisant appeler "Anielo de Chroche", car ça fait plus aventurier.
Un gosse qui a de la suite dans les idées aussi, car, après avoir vu Cobb enterrer ses biftons, il ira les récupérer, et s'offrira une bonne petite fiesta au "claque" du coin, y sirotant du bon whisky tout en glissant des billets dans les décolletés des filles car "c'est un bon placement" !

Tout ce joli petit monde slalome entre les gendarmes (Jean-Claude Dreyfus et Henri Guybet, mitraillettes en bandoulière !), les maquereaux sapés comme à la belle époque (génial Jean-Pierre Khalfon), les péripatéticiennes (dont une toute jeune Grace de Capitani, élégamment corsetée et usant habilement du fouet) et les campeuses hollandaises à la poitrine dénudée.
Bref, pour un coin de campagne désertique, y a quand même du monde.

Cobb (Lee Marvin) en mauvaise posture, face à Socrate (Jean Carmet) et Horace (Victor Lanoux)

Ça aurait pu donner une bonne petite comédie, voire un drame poignant. Après tout, le casting s'y prête. Mais nous sommes chez Yves Boisset, réalisateur engagé qui aime pointer du doigt les pires travers de ses contemporains, et appuyer là où ça fait mal.
 L'attentat, qu'il a réalisé en 1972, traitait de l'affaire Ben Barka, scandale politique encore très frais et sensible à l'époque. Dupont Lajoie,  en 1975, était un effarant pamphlet contre le racisme ordinaire. Le Juge Fayard dit "Le Shériff", traitait, pour sa part, de l'assassinat du juge Renaud, tout en dénonçant la connivence des élus, des riches industriels, et des représentants de nos "nobles" institutions... 
Et son précédent film, Le prix du danger, était un thriller d'anticipation coupant l'herbe sous le pied de Running Man (Paul Michael Glaser, 1987) avec quelques années d'avance, et préfigurant même le Robocop de Verhoeven (1987) dans sa manière de caricaturer la société par des spots de pub absurdes et déplacés.
Une volonté, donc, de traiter de la morale de l'individu, et de la société, au travers du prisme du cinéma de genre, souvent avec un certain fatalisme. Les héros n'existent pas chez Boisset, et les gentils finissent mal, dominés par la brutalité et la sauvagerie des requins qui les entourent.


Horace (Victor Lanoux) apprend la vie à sa chère et tendre Jessica (Miou-Miou)
 

Du coup, c'est surtout le désespoir et la décadence, qui colorent cette Canicule.
Le désespoir et la décadence d'hommes et de femmes qui agissent comme des bêtes, livrés à leurs plus viles pulsions par l'alcool qu'ils ingurgitent à longueur de journée, écrasés par le poids d'un travail harassant dont ils ne voient jamais le bout, seuls au milieu d'un no man's land de blé, au sein duquel ils ont fini par perdre définitivement tout sens des valeurs.

L'humain pue dans Canicule. Il souffre, il transpire, il picole, il hurle, il pleure, il manipule, il baise, il viole, il étrangle, il se suicide, il tue... Bêtement, pour rien. Ou si peu....
Dans le même plan, à la faveur d'un mouvement de caméra, on se masturbe en silence, ou on se pend, à la lueur crue d'une ampoule nue, pour fuir une vie de misère et de brimades. 
 
 Ces personnages ont touché le fond, prêts à toutes les bassesses pour obtenir un petit bout de leur rêve, aussi bien matérialisé par l'argent du casse (que Socrate et Horace veulent à tout prix récupérer), que par Cobb lui-même. Pensez, une crapule de cet acabit pourrait facilement tuer un mari répugnant, il n'en est plus à ça près... Et quel superbe trophée ne ferait-il pas pour un vrai aventurier... L'homme qui a tué Jimmy Cobb !
Finalement, le vieux gangster, routard du crime, ne semble pas bien dangereux face à de tels individus, véritable concentré de ce que l'Humanité peut faire de pire.

 
Horace (Victor Lanoux) en mode "furtif"


Ça aurait pu être atroce, irregardable, incroyablement glauque. Et, quelque part, ça l'est, en effet.
Mais Boisset et ses sbires décident de tirer l'ensemble vers la farce surréaliste, entretenue à l'humour noir. Et finalement, c'est souvent drôle. D'un rire qui esquinte les dents à force de les faire grincer les unes contres les autres, certes, mais d'un rire tout de même...
Un humour entretenu par le jeu très caricatural de certains comédiens. Particulièrement Victor Lanoux, qu'il faut absolument voir dans son improbable déguisement d'épouvantail, et Bernadette Laffont, impayable en dévoreuse d'hommes sale comme un peigne.
Un humour également relayé par les incroyables répliques de Michel Audiard, trop écrites pour être honnêtes, mais si savoureuses. Comme lorsque Socrate constate le surcroît d'activité de la maréchaussée : "Des flics, y en a partout sur la Beauce. Un épi de blé, un gendarme. Cet hiver, c'est pas du son qu'y aura dans l'pain complet, c'est des poils de cul des gars d'la Corrèze.". 

Socrate (Jean Carmet), malgré les apparences, est le moins "sale" des deux frères...

Le mélange est détonnant, entre polar noir et comédie satirique d'une violence peu commune. Et si le film fut plutôt mal reçu à son époque, souvent jugé choquant ou abject, il n'en gagna pas moins, évidemment, au fil des années, ses galons d’œuvre culte. Un terme certes galvaudé, mais ici totalement justifié, tant, aujourd'hui encore, ce film apparaît d'une bien singulière étrangeté.
Par ce ton si particulier donc, par sa violence parfois franchement repoussante (mais pas forcément dans ses moments les plus démonstratifs), comme par son casting hautement improbable (Carmet, Lanoux, Miou, Laffont, Guybet... ok, mais avec Lee Marvin en plein milieu !!!).

Jimmy Cobb (Lee Marvin), un vieux briscard qui n'aime pas qu'on se foute de sa gueule

Objet étrange et bien curieux, parfois étonnamment mal fichu (de sacrés faux raccords, notamment lors de la scène du casse), Canicule mérite que l'on se penche sur son cas, ne serait-ce que par nostalgie.
En souvenir d'une époque où l'on produisait, en France, des projets casse-gueule auxquels n'hésitaient pas à participer certaines stars (parce que ça les amuse de jouer les crapules, hein, faut pas croire...). En souvenir d'une époque où le cinéma français osait prendre des risques, et n'était pas à ce point dominé par des œuvres ultra-formatées, calibrées pour séduire le plus grand nombre, et passer sans encombre le dimanche ou le mardi soir sur TF1...
Ah ça oui ! On donnerait cher pour revoir, aujourd'hui, quelque chose de la trempe de Canicule dans nos chères salles obscures !

Jipi 



Canicule (Dog Day), France, 1984
Réalisation : Yves Boisset
Scénario : Jean Herman (pseudonyme de Jean Vautrin, qui adapte ici son propre roman), Dominique Roulet, Serge Korber, Michel Audiard et Yves Boisset
Interprétation : Lee Marvin, Miou-Miou, Victor Lanoux, David Brennent, Jean Carmet, Bernadette Laffont...



La bande-annonce australienne de Canicule,
parce que je n'ai pas trouvé la française... Et puis
comme ça, vous aurez la joie d'entendre Lanoux
et Miou-Miou parler en anglais...




La très sympathique musique de Francis Lai
pour le générique de Canicule



crédits photographiques :  anotherwhiskyformisterbukowski.com, filmotv.fr, movieandzik.canalblog.com, selenie.fr, ushedconversation.over-blog.com

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