Jiddu Krishnamurti
Tiens, une fois n'est pas coutume, abordons ici un film qui, malgré son titre, n'appartient ni au domaine du fantastique, ni au registre de l'horreur.
Une bande-annonce plutôt pas mal ficelée (entendez par là, qui ne laisse pas l'impression d'avoir raconté tout le film, et parvient même à intriguer...), ainsi qu'une paire de conversations avec une paire d'amis, ont fait naître en moi un élan de curiosité propre à me guider vers la salle obscure la plus proche exhibant l'affiche qui suit sur sa devanture.
Et puis, ayant plutôt bien aimé The Grand Budapest Hotel, j'étais plutôt content d'aller voir le nouveau Wes Anderson.
Sauf que là, première surprise, malgré cette affiche tout à fait dans le ton, nous ne sommes pas chez l'ami Wes. Non, nous sommes chez l'ami Matt Ross.
Matt Ross, c'est un nom qui ne vous évoquera probablement pas grand chose, puisqu'il ne s'agît là que du second long-métrage du monsieur, après un 28 Hotel Rooms resté inédit par chez nous, mais c'est un visage qui, lui, pourrait bien vous rappeler quelques souvenirs.
Car, depuis le début des 90's, le bonhomme poursuit une carrière de comédien, qui en a fait un second couteau populaire, au cinéma comme à la télévision. Le genre d'acteur dont on se dit en le voyant : "Merde, je connais cette tête là. Mais où l'ai-je vue déjà ?". Et le fait est que vous l'avez effectivement, certainement, déjà vu, dans des œuvres aussi variées que L'armée des 12 singes (12 Monkeys, Terry Gilliam, 1995), Volte/Face (Face/Off, John Woo, 1997), American Psycho (Mary Harron, 2000), The Aviator (Martin Scorsese, 2004), ou encore dans les séries télévisées Big Love, American Horror Story, ou Silicon Valley, dans laquelle il campe l’inénarrable Gavin Belson. Joli palmarès quand même...
Son second essai en tant que réalisateur nous parvient donc aujourd'hui, et force est de reconnaître que ça fait plutôt du bien. Car, si l’œuvre n'est évidemment point exempte de défauts, l'intelligence et la sincérité de son propos font malgré tout mouche.
Tout commence dans une vaste forêt. C'est ici que nous allons faire la connaissance de Ben (Viggo Mortensen, impérial) et de sa petite famille, soit six enfants, trois filles et trois garçons, âgés de 7 à 17 ans (à peu de choses près). Tout ce joli petit monde vit dans une cahute joliment aménagée, et se nourrit de chasse, de cueillette, et de cultures. Dans tous les sens du terme, car s'ils cultivent effectivement leur propre nourriture, le père de famille veille également à l'élévation intellectuelle de sa marmaille, assurant lui-même le rôle de professeur pour tous.
Hélas, cette atypique famille va subir un séisme de taille, lorsque disparaîtra leur maman, dépressive qui a choisi de mettre fin à ses jours. La triste occasion d'un retour dans la belle famille, vivant, elle, dans notre civilisation (des gens normaux quoi), et de raviver autant de tensions et de conflits, autour de ce choix de vie si singulier.
Ainsi, Ben et toute sa petite famille de nous embarquer dans un road movie (un film de route, donc, dans lequel les gens voyagent tout du long), au volant du bus qui va leur permettre de traverser le pays. C'est là que va résider tout le sel de Captain Fantastic. Dans le choc entre le style de vie rigoureux et idéalisé de Ben et de ses enfants, et notre société moderne, à laquelle, malgré toute leur intelligence et leur culture, ils ne sont absolument pas adaptés.
Séance de méditation en plein nature... |
Matt Ross consacre donc tout d'abord une bonne demi-heure à l'exposition du mode de vie et du système éducatif mis en place par Ben et son épouse. Un système bien rôdé, au sein duquel chacun semble avoir trouvé naturellement sa place, et s'épanouir parfaitement.
Filles et garçons sont logés à la même enseigne, participant de manière égale aux diverses tâches du quotidien, et suivant exactement le même entraînement physique, particulièrement exigeant.
Ben attachant autant d'importance au corps qu'à l'esprit, il a établi un programme éducatif stricte, composé de lectures des plus grands classiques de la littérature, d'étude de la philosophie, de l'histoire, de la géographie, des mathématiques, mais également de l'histoire politique et économique du pays, ainsi que des divers concepts qui les animent.
Le père interroge souvent ses enfants,s'assurant de leur compréhension de leurs lectures et leçons, et les encourageant vivement à exprimer leurs points de vue et à argumenter pour défendre leurs opinions. Résultat : des gosses loin d'être bêtes, dont les voix sont systématiquement prises en comptes et valorisées, leur permettant de développer un sens de la réflexion particulièrement précoce et affûté. Une sorte d'idéal éducatif en somme !
Mais un idéal qui, s'il semble formidable à tous les niveaux, bien plus efficace et épanouissant que nos écoles actuelles, a manifestement, lui aussi, ses failles.
Ainsi, Ben semble ne pas comprendre le goût prononcé pour le morbide de sa petite dernière (d'environ 7 ans), qui apprécie de découper des petits animaux pour concevoir une déco bien particulière, à base d'ossements et de peaux, et en connaît un rayon sur les diverses manières de se blesser et de mourir.
De même, le plus âgé de ses fils, environ 17 ans, fait montre d'une incapacité quasi totale à adresser la parole à une fille qui n'appartient pas à sa famille. Une timidité entretenue par l'isolement dans lequel ils vivent, mais aussi, comme il l'exprime clairement, par le fait que leurs centres d'intérêts et leur éducation sont si différents, qu'il paraît impossible de créer la moindre forme de lien.
Toutes sortes de petites failles, affectant les enfants de manière plus ou moins importante, dont Ben semble avoir conscience la plupart du temps, sans pour autant chercher à réellement y remédier. Peut-être juste la limite d'un homme qui, malgré son savoir et sa rigueur intellectuelle, ne peut évidemment avoir réponse à tout.
Ainsi, si ces enfants sont singulièrement intelligents et prêts à faire face à leur difficile, mais gratifiant, choix de vie, ils vont se révéler, petit à petit, parfaitement inadaptés à la vie en société.
Les enfants, soit, de gauche à droite, Zaja (Shree Crooks), Nai (Charlie Shotwell), Bo (George MacKay), Rellian (Nicholas Hamilton), Kielyr (Samantha Isler), et Vespyr (Annalise Basso) |
En effet, une fois la folle équipée lancée sur les routes, le scénario de Matt Ross va s'ingénier à opposer régulièrement la petite famille de Ben et notre société, au travers d'une multitude de situations rendues possibles par le choix du road movie.
C'est tout d'abord le choc des environnements que met en scène le réalisateur. Après une bonne demi-heure de grand air et de verdure, les images des forêts de béton des immenses échangeurs autoroutiers des États-Unis paraissent particulièrement violentes et étouffantes.
Par la suite, ce sont les divers contacts humains qui vont apporter leur lot de décalages, de confrontations, mais également de petits bonheurs.
Ben et les siens ont coutume de chasser et de cultiver, ou cueillir, pour se nourrir. Activités rendues impossibles une fois sur les routes. Comment faire ? Naturellement, s'arrêter dans un Diner en bord de route. Hélas, écœuré par la "qualité" des plats et des boissons servis ("C'est quoi du Coca-Cola ? - De l'eau empoisonnée !"), et dépassé par le degré d'excitation qu'une telle étape peut provoquer chez sa marmaille, Ben préfère prendre la fuite avant même d'avoir commandé quoi que ce soit.
Ne pouvant toujours pas chasser, et manquant d'argent, ce père n'hésitera pas à embarquer ses enfants dans une séance de vol organisé en plein supermarché. Et jamais il ne leur rappellera qu'il s'agît là d'un acte illégal, car lui-même ne semble pas voir les choses de cette manière. Car quel mal y a-t-il à voler une société qui passe son temps à détruire, mentir, bêtifier ? Un acte de résistance en fait, même s'il met toute sa famille en danger.
De même, ils sauront exploiter certaines failles de la société américaine pour se tirer d'épineuses situations. Comme lorsque, arrêtés par un policier pour un bête problème de feu arrière, ils se mettent à jouer les Chrétiens illuminés en goguette (alors qu'ils considèrent la religion comme un des pires poisons de l'esprit). Dépassé par tant de ferveur, et rassuré, l'agent les laissera partir sans la moindre inquiétude. Car enfin, de tels individus ne peuvent décemment pas être mauvais.
De même, à la faveur d'une escale, le plus grand des fils fera le difficile apprentissage du premier flirt. Mais le jeune homme se rendra vite compte que sa conception toute personnelle des choses est si éloignée des attentes de sa partenaire, qu'ils ne peuvent qu'aboutir à une certaine incompréhension. Il en déduira bel et bien que son éducation ne l'a pas préparé à de tels
rapports.
Ben (Viggo Mortensen) et sa famille, sur leur 31, pour un enterrement dont ils refusent d'être exclus |
C'est surtout sur le plan familial (La grande valeur américaine par excellence !) que ces décalages vont se révéler particulièrement pertinents.
Au cours de leur voyage, nos aventuriers font une halte chez la belle-sœur de Ben (sœur de la défunte, et tante des enfants donc), exemple typique de la classe moyenne américaine vivant avec son mari et ses deux adolescents.
Face à ce morceau de famille, produit basique du mode de vie induit par cette société qu'il rejette, Ben ne fera jamais profil bas pour s'adapter, ce que la décence devrait pourtant lui dicter, lui qui est si instruit.
En plein repas familial, loin d'aider sa belle-sœur, qui tente de ménager ses enfants, curieux des raisons de la mort de leur tante, il mettra allègrement les pieds dans le plat, en parlant ouvertement de la maladie et du suicide de sa femme. Car il ne ment pas. De même, il passera outre l'interdiction faite aux enfants de boire de l'alcool, et servira un verre à chacun des siens, sous le prétexte que lui ne le leur interdit pas.
Le point d'orgue sera atteint lorsque sa belle-sœur et son beau-frère oseront remettre en question la valeur de son système éducatif. Blessé dans son orgueil, et certain de sa supériorité, Ben n'hésitera pas à humilier ses neveux, et ira jusqu'à exhiber sa petite dernière, sa culture, et son intelligence, comme une sorte de trophée à la gloire de son système. Montrant ainsi un bien vilain visage, et n'obtenant pour résultat que de creuser encore davantage le fossé déjà profond qui le sépare de sa famille.
Matt Ross, à droite, dirige le jeune Charlie Shotwell |
Un ensemble de scènes centrales intelligent, car renvoyant dos à dos les bêtes certitudes de chacun (Ben finira par platement s'excuser pour son impolitesse), hélas plombées par un excès d'enthousiasme dans la caricature.
Les enfants de Ben (qui ont pourtant déjà vu un supermarché) ne comprennent pas d'où provient le poulet qu'on leur sert à table, demandant qui l'a tué, et de quelle manière, alors que les enfants de la famille sont incapables de répondre à des questions de culture basique, et se comportent comme des imbéciles gavés aux jeux vidéos.
S'il ne fait nul doute que le portrait ainsi dessiné d'une famille américaine
moyenne est certainement plutôt exact, disons que le trait aurait mérité un peu
plus de finesse, pour permettre au propos de gagner en subtilité. Autrement
dit, sur cette scène en particulier, Matt Ross a hélas chaussé de bien trop
gros souliers.
Fort heureusement, la confrontation finale, avec les beaux parents, se fera moins manichéenne, et, de fait, beaucoup plus émouvante.
Loin d'être les monstres auxquels on pouvait s'attendre, ceux-ci sont avant tout des parents brisés par la mort de leur fille, n'ayant jamais vraiment compris les choix de cette dernière (ils décident de passer outre ses dernières volontés, par trop fantasques à leurs yeux), et profondément peinés de vivre si loin, géographiquement, mais aussi idéologiquement, de leurs petits-enfants.
A voir, d'ailleurs, l'environnement luxueux dans lequel ils évoluent (énorme maison envahie de meubles et bibelots hors de prix, cernée par un jardin sans fin), on peut aisément comprendre que leur fille et son époux (probablement issu d'une famille similaire), en soient venus à violemment rejeter ce mode de vie. On les devine parents très absents, obsédés par leur travail, estimant que cet environnement est ce qu'il peuvent apporter de mieux à leur progéniture, malgré les sacrifices qu'exige une telle situation.
La conclusion de ce périple n'en sera que plus subtile et émouvante.
Si Matt Ross n'y esquive hélas pas quelques clichés (l'accident, la chanson), le réalisateur/scénariste y est d'une telle sincérité qu'il emportera jusqu'au bout l'adhésion du spectateur.
Notamment lors d'une scène de funérailles qui, si elle ne manquera pas d'en épouvanter certains, n'en demeure pas moins un majestueux pied-de-nez à la Mort, et une vibrante déclaration d'amour à la vie.
Un peu cliché, on vous avait prévenu, mais tellement sincère...
Le dernier plan du film sera d'une simplicité confondante, et en tirera toute sa beauté et sa pertinence.
Scène de la vie quotidienne d'une famille unie dans sa singularité, certes, mais finalement plus ouverte à une société qu'elle ne rejettera plus de manière aussi systématique.
Le salut se trouve probablement quelque part par là, semble nous dire Matt Ross, dans un équilibre peut-être bien difficile à trouver, mais qui a toutes les raison de rendre ce père fier du chemin parcouru.
Après, le fait que ce soit justement cette famille, avec cette philosophie de vie, qui parvienne à un tel équilibre, en dit peut-être long...
Jipi
Captain Fantastic, Etats-Unis, 2016
Réalisation et scénario : Matt Ross
Interprétation : Viggo Mortensen, George MacKay, Annalise Basso, Nicholas Hamilton, Samantha Isler, Charlie Shotwell, Shree Crooks, Frank Langella, Kathryn Hahn
La bande-annonce, qui, finalement, en montre pas mal quand-même...
Crédits photographiques : comingsoon.net, impawards.com, lecoindescritiquescine.com, lepoint.fr, sixseeds.patheos.com, telerama.fr, theguardian.com
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